L'Avant-dernier problème

Nouvelle publiée dans le livre Les Nombreuses Vies de James Bond (en 2007),

qui mélange les univers de 007 et de Sherlock Holmes...

 

L’Avant-dernier problème

 

Le Webley modèle Wilkinson hoqueta à six reprises, laissant un écho persistant et une forte odeur de poudre. Au fond du couloir étroit dont les murs étaient constitués de sacs de sable empilés sur trois niveaux, la tête de la silhouette en bois donnait l’impression d’avoir été trépanée. L’agent B baissa son bras droit et se tourna vers l’armurier.

 

« Le tir n’est-il pas un peu imprécis ? J’ai l’impression que le canon part trop systématiquement vers le haut. »

 

L’armurier, sûr que la question allait lui être posée, émit un petit sourire.

 

-Non. En fait, sur ce modèle, la crosse est plus lourde que d’habitude. Donc, votre main a tendance à s’enfoncer d’un ou deux millimètres dans la base de votre poignet, ce qui fausse d’autant la précision de votre tir. Un peu d’entraînement peut remédier à cela.

-Je vois. C’est une belle arme, de toute façon.

 

B reposa le Webley sur la table. Il souleva sa main en dressant l’index et la fit flotter au-dessus des divers revolvers. Le Remington modèle « Police », avec son canon argenté et sa poignée en bois, l’attirait plus que les autres et il s’apprêtait à fondre dessus, lorsque la porte de l’armurerie s’ouvrit. Hammond fit son entrée.

 

-M veut vous voir.

-Très bien, j’arrive.

 

Il espérait bien avoir le temps d’essayer cette merveille avant de monter au rez-de-chaussée de l’immeuble discuter des derniers détails de sa mission, qui devait le faire quitter le pays l’après-midi même.

 

-Maintenant, dit Hammond sur un ton neutre car il était inutile de se montrer pressant, l’information en elle-même suffisait.

 

La main de B se referma, à regret, au-dessus du Remington.

 

-Je vous suis.

 

Il enfila sa redingote et adressa un signe de tête à l’armurier qui commençait déjà à ranger les armes dans leurs tiroirs individuels. B grimpa l’escalier avec Hammond, qui ne fit aucun commentaire. Ils poussèrent la porte située en haut des marches et traversèrent un hall au sol marbré avant de longer les baies vitrées d’une vaste et luxueuse salle où des hommes entre quarante et soixante-dix ans lisaient le journal ou fumaient la pipe sans s’échanger un mot. C’était la règle du Club Diogène, qui réunissait les hommes les plus asociaux et les plus anti-clubs de Londres. Situé sur Pall Mall, cet établissement faisait aussi office de paravent pour la branche des renseignements du gouvernement britannique.

 

Aucun des éminents membres du Club n’était bien évidemment au courant de cette activité. Certains d’entre eux, cependant, avaient fait l’objet d’enquêtes de moralité à l’occasion de la participation aux préparatifs d’un traité diplomatique ou de leur présence au cours d’une réception mondaine en même temps qu’un agent ennemi. B avait un jour trouvé très amusant de croiser dans le hall un industriel sur lequel il venait de lire des renseignements.

 

Hammond sortit une clé de sa poche de pantalon et ouvrit une large porte en bois derrière laquelle le Club Diogène ne serait plus qu’un souvenir. B se demandait souvent ce qui l’attendait dans le bureau de M. Le bonhomme était rarement affable et pouvait se montrer cassant. L’objet de l’entrevue du jour, cependant, ne pouvait que concerner sa mission et tout avait déjà été prévu. Il jeta un œil au visage intelligent de Hammond et s’interrogea sur son nom. Pourquoi ne s’appelait-il pas H ? C’était pourtant la règle, dans la « maison ». Mais cette règle connaissait elle-même des incohérences. Ainsi, si B correspondait à la première lettre de son nom, ce n’était pas le cas de M. Il avait réussi à savoir qu’il s’agissait en fait de l’initiale de son prénom, Mycroft. Il n’avait jamais pu connaître son nom patronymique, le secret étant sans doute le mieux gardé du Royaume.

 

Hammond frappa à une porte et ouvrit sans attendre de réponse, invitant B à pénétrer dans la pièce.

 

« Merci, Hammond », dit B.

 

M se trouvait debout devant la bibliothèque qui occupait tout le mur du fond. Grand et massif, il impressionnait toujours ses nouveaux interlocuteurs. Il referma un livre, le rangea à sa place et vint s’asseoir à son bureau. Il fit un vague geste de la main en direction de son agent, qui prit place en face de lui. B savait qu’il ne fallait pas brusquer les choses. Deux minutes pouvaient largement se passer avant que M ne lève son visage acéré et ne plonge son regard gris dans le sien. Cela lui laissait généralement le temps de penser à sa soirée de la veille, à se remémorer un grain de peau ou l’odeur d’un parfum français.

 

-Que pouvez-vous me dire sur les cendres de cigarettes ?

 

La question surprit B, qui ne sut s’il s’agissait d’une demande d’ordre professionnel ou personnel. Il lui avait déjà demandé d’agir en dehors du service, notamment lorsqu’il s’était agi de démontrer qu’un membre illustre de son club trichait au bridge. Il avait mis du temps à trouver sa méthode : l’homme possédait un sixième doigt à la main droite, un second auriculaire plus petit placé à la base du premier, qui lui permettait de garder une carte supplémentaire dans sa paume. En Inde, cet appendice superflu était la marque d’une grande voracité sexuelle.

 

-Pas grand-chose, même si j’imagine que je pourrais reconnaître les miennes.

-Ah oui ?

-Oui, mes cigarettes sont faites spécialement pour moi. C’est un mélange de tabac turc de Constantinople et macédonien, que je commande chez Morland. Chaque cigarette est marquée de trois cercles d’or.

-De sorte qu’il serait très facile pour un agent ennemi de constater votre passage en fouillant les cendriers.

 

B ne s’était pas attendu à cette saillie, qui traduisait certainement sa pensée profonde. M chassa la controverse d’un mouvement de tête. Il croisa les mains sur son ventre et regarda au-dessus de B, comme un instituteur excédé qui interroge le cancre, une fois de plus en vain.

 

-Et les traces de pas ?

-Pardon, monsieur ?

-Les traces de pas. Pourriez-vous les différencier et les identifier ?

-Je suppose que l’empreinte laissée par un homme de cent vingt kilos serait plus profonde que celle laissée par une danseuse de revue.

-Vraiment ? demanda-t-il d’un ton ironique. Voilà qui est intéressant.

 

Le mot « danseuse de revue » lui remit à l’esprit le souvenir d’une charmante soirée passée trois mois auparavant. Il avait découvert que sa mère était une prussienne et s’était trouvé ce prétexte pour la « travailler ». Un sourire était sur le point de poindre sur sa bouche quand il retomba sur le regard sévère de son chef.

 

-Et les machines à écrire ?

-…

-Les tatouages ? Les variations de l'oreille humaine ? La datation des documents ?

 

Le ton avait monté. B commença à comprendre. Il sentit à ce moment le poids de la bureaucratie l’enfoncer dans son fauteuil.

 

-Je pense que vous comprenez très bien de quoi je parle, agent B !

 

M avait ouvert le tiroir situé à sa droite et en avait sorti une dizaine de dossiers. B reconnut la couleur des couvertures. Marron clair, comme tout ce qui sortait de la division S, la branche « scientifique » du service.

 

« Pour l’amour du ciel, nous sommes en 1891 ! dit-il en s’emportant. Vous ne pouvez pas continuer à ignorer les avancées de la science. Notre monde avance à une allure folle, et nous ne devons pas nous laisser dépasser. »

 

Toujours la même rengaine. B avait déjà eu droit à ces reproches, qui s’étaient pourtant jusqu’ici limités à des remarques en fin de réunion. M soutenait S, qu’il avait mis à la tête de ce service depuis deux ans, avec une grande fermeté. C’était un scientifique qui passait son temps à faire des expériences dans son laboratoire, quand il ne jouait pas du violon. B l’avait surpris un jour en train d’essayer différentes chaussures et de piétiner une bande de terre, pour ensuite prendre des notes. Une semaine plus tard, il avait reçu le dossier dont parlait M à l’instant, simplement intitulé « Les traces de pas ». Préoccupé à localiser le Colonel Moran, il l’avait mis directement à la poubelle. Les autres avaient suivi le même chemin : « L'influence des métiers sur la forme des mains », « Les écritures secrètes », « L'art du maquillage » ou encore « L'utilité des chiens dans le travail de l'enquêteur ».

 

Mais le peu de sympathie que B éprouvait pour S venait de ce que ce dernier lui avait dit un jour en le voyant entrer dans son atelier :

 

« Mon cher B, ne dites rien. Vous arrivez tout droit de Paris, où votre mission vous a conduit à fréquenter un général d’infanterie en retraite porté sur la philatélie, mission dont vous vous êtes passablement écarté en passant une soirée avec une dame de petite vertu portant une boa de couleur violette, qui vous a présenté à une de ses amies. »

 

B s’était montré furieux. Comment les détails de sa mission, tous exacts, pouvaient-ils être connus de lui ? Il n’avait évoqué ses conversations avec le général qu’avec M et s’était bien gardé de lui parler de ses écarts de conduite (somme toute naturels pour un trentenaire passant une soirée à Paris, mais que M n’aurait pas admis). L’avait-il fait surveiller ? Se méfiait-il de lui ? C’était intolérable. S se mit alors à rire et lui expliqua comment, sur la base d’une simple observation, il avait induit chacun des éléments. B en était resté sans voix avant de le féliciter sur un ton froid et de se retirer. Dans un coin de sa tête, il n’était qu’à moitié convaincu.

« Vous allez donc me faire le plaisir de rattraper votre retard, dit M en poussant la pile de dossiers dans sa direction. Je vous donne cinq jours pour tout lire, tout ingurgiter et je vous interrogerai ensuite. »

 

L’aspect scolaire que prenait cet entretien, pour ne pas dire le fonctionnement du service dans son entier, insupportait B au plus haut point. Il était un agent de valeur, et M le savait. Il n’avait donc aucune raison d’être mis au même niveau que la plupart des gratte-papiers qui ne quittaient jamais l’immeuble du Club Diogène.

 

-Je m’y mettrai dès mon retour de mission, monsieur, dit-il en pensant le contraire. Je pars pour la Suisse cet après-midi, comme vous le savez.

-Vous ne partez plus, dit M en cherchant quelque chose sur son bureau.

-Comment ?

 

B savait qu’il avait dit cela de façon un peu trop insolente.

 

-J’ai dit : vous ne partez plus, répondit M en soutenant son regard sur un ton glacial.

-Et…

 

Il hésita. Un signal d’alarme venait de se déclencher dans sa tête.

 

« … qui avez-vous désigné pour me remplacer ? »

 

La réponse lui semblait trop évidente, trop absurde. M se mit à ranger les papiers étalés devant lui, faussement intéressé par ce qu’il faisait. Au bout d’une minute, il releva la tête comme si la question venait à l’instant de lui être posée.

 

« Mais c’est évident, voyons. Quelqu’un de compétent pour cette mission. »

 

La lame de la guillotine allait tomber.

 

-L’agent S.

-S n’est pas un agent, monsieur, parvient-il à dire avec la plus grande peine.

-Il vient d’être promu, répondit son supérieur en brandissant le formulaire administratif qu’il avait enfin trouvé.

 

B était abasourdi, ce qui était manifestement l’effet recherché par M.

 

« Nous savons que notre homme fume un certain type de cigarette, que l’un de ses sbires a des formes d’oreilles particulières qu’il ne prend pas la peine de dissimuler, même quand il se déguise, et que sur un terrain meuble, l’identification des empreintes de pas sera un élément essentiel. »

 

B se leva, mû par une force qu’il croyait ne plus avoir et s’approcha du bureau. M venait d’ouvrir une chemise en carton et était déjà plongé dans sa lecture. L’agent prit les dossiers S qu’il mit sous son bras. Il resta un instant sans bouger mais M ne s’interrompit pas. B se retourna et quitta la pièce. Il évita le regard de Hammond, assis dans l’anti-chambre, et se dirigea vers le couloir menant à son bureau. Dans un état second, il prit sa clé, ouvrit la porte, balança ses dossiers sur la table et s’assit. Comme si un orage venait d’éclater dans son cerveau, il n’arrivait plus à penser. Il venait de se voir retirer la mission de sa vie, et ce pour un prétexte fallacieux. Il ne pouvait croire que cela lui arrivait. Lui, l’agent numéro un du service, le héros de la Reine. Il avait retrouvé les plans du sous-marin Bruce-Partington, il avait sauvé la couronne de Bohème, il avait élucidé l’affaire de l’interprète grec, il avait même mis hors d’état de nuire l’espion allemand Von Bork. Et voilà comment il était récompensé !

 

L’image de ses mains serrant la gorge de ce satané S lui traversa l’esprit. Il se voyait secouant cet insignifiant personnage qui lui renvoyait comme autant de provocations son visage étroit, son front large, son nez de faucon, ses yeux gris vifs et perçants… La révélation le fit pâlir. Cette expression acérée commune… Comment n’avait-il pas fait le rapprochement plus tôt ? C’était évident, M et S étaient parents, certainement frères. Voilà pourquoi cet obscur chimiste amateur avait les grâces du chef du service. C’était insensé.

 

B reprit peu à peu ses esprits, ses joues retrouvaient une couleur rosée. Décidé, il sortit une feuille et une plume, et commença à rédiger une lettre.

 

« Pour M, personnel.

 

Monsieur,

 

J’ai l’honneur de vous prier de bien vouloir accepter ma démission, à compter d’aujourd’hui. Cette décision que je prends à regret, croyez-le bien, est motivée… »

 

Il s’arrêta. Pourquoi démissionner ? Il n’avait commis aucune faute professionnelle. Certes, il avait beaucoup donné au service et le service le lui rendait mal. Mais peut-être fallait-il le soigner, éliminer les virus, les corps étrangers. Il lui devait bien ça. Il déchira sa lettre et la mit dans la poche de sa redingote. Il se leva, se coiffa de son haut de forme, quitta son bureau et, sans rencontrer personne, poussa la lourde porte qui le séparait du Club Diogène. Il longea de nouveau les baies vitrées de la grande salle de lecture et sortit dans Pall Mall. L’avenue était encombrée de messieurs des ministères, de quelques ladies et de très jeunes vendeurs de journaux à la criée. D’un pas rapide et déterminé, il marcha jusqu’au Post Office de Regent Street. Il rédigea le texte du câble qu’il comptait envoyer au Colonel Moran via l’une de ses nombreuses couvertures :

 

« Agent S du Club Diogène envoyé après Moriarty. Itinéraire comme suis : Continental Express jusqu’à Paris, puis Bruxelles, Strasbourg, Interlaken, Meiringen et Reichenbach. Ne le ratez pas. » 

 

En sortant de l’établissement postal, B se sentit mieux. Certes, il venait de commanditer un meurtre mais il ne pouvait faire autrement. Une fois S éliminé, M ne pourrait que revenir vers lui et il le considérerait à nouveau comme le meilleur. Et au diable les monographies sur les empreintes, les traces, les matières, les tatouages, les encres, les cicatrices et les revers de pantalons ! Il mènerait ses missions à l’instinct, comme il l’avait toujours fait, plongerait dans l’action physique si nécessaire, et n’oublierait pas au passage d’assouvir ses plaisirs charnels et gustatifs.

Se sentant brusquement délivré d’un poids, il décida de traverser Green Park, très agréable en cette saison. B pouvait se considérer en congé, tout au moins pour les deux jours à venir. Une fois la nouvelle de la mort de S confirmée, quelque part entre Londres et Reichenbach, M le contacterait à son appartement de Baker Street pour lui demander de venir d’urgence à son bureau.

 

Le sourire cruel que B affichait dans son sommeil apparut sur son visage.

 

 

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