Opération Vodka

Une nouvelle loufoque se déroulant à Hollywood en 1947, écrite pour le plaisir...

 

OPERATION VODKA

 

 

« Si tu veux boire un verre,

Ou dîner avec Errol Flynn,

Réserve une table en Enfer,

Car il n’est pas au Paradis. »

 

Eddy Mitchell

 

 

 1

 

Los Angeles, 1947.

Si l’on n’y fait pas attention, le cheeseburger peut être un ennemi redoutable. Tenez-le maladroitement, au milieu ou au bord, et vous pouvez être sûr que tout le ketchup se répandra sur votre cravate. Celle de Jack Smoke, achetée à trois dollars, n’en était pas à sa première auréole. Cette nouvelle tâche rouge côtoyait un souvenir de riz cantonnais (avec encore un minuscule grain de riz collé) et une trace de sauce bolognaise en jolie forme de huit. La dernière bouchée malaxée et engloutie, il se lécha les doigts, ce qui eut pour résultat de parsemer des bouts d’oignons et de viande hachée sur ses grosses mains grasses.

Jack Smoke n’étant pas du style à sortir un mouchoir blanc marqué à ses initiales, il se contenta de s’essuyer sur son imperméable. Tel un bébé, il n’oublia pas de faire son rot, dont les effluves sont laissées à l’imagination du lecteur.

Il jeta les emballages par la fenêtre de sa voiture et ferma les yeux. Installé tranquillement sur une route nationale déserte au sud de Los Angeles, il tergiversait. Une petite sieste ? Une cigarette ? Un coup de Bourbon ? Généralement, il n’hésitait pas très longtemps et choisissait les trois possibilités à la fois, mais dans l’ordre inverse. Au moment où il se caressait la moustache (décorée d’un fin liseré de ketchup du plus bel effet), le silence fut rompu par un appel radio, qui lui crachota:

« Appel aux voitures se trouvant dans la zone sud ! Un appel anonyme nous a appris la présence d’un cadavre dans la carrière de Stonefall. Vérifiez et confirmez. »

Jack Smoke était dans la zone sud. Il était à cinq minutes de Stonefall et vraisemblablement le seul. Un cadavre ? A coup sûr, il n’allait pas s’envoler. Le programme en trois parties qu’il s’était imaginé n’avait donc aucune raison d’être bouleversé. Il se pencha vers la boîte à gants et saisit un flacon argenté, faisant entendre un petit clapotis. Il allait falloir penser à le réapprovisionner.

« Voiture 213 ! Suis dans la zone sud. Vous rappelle une fois arrivé sur place. Terminé ! »

Le goulot s’arrêta brutalement à quelques centimètres de la bouche de Smoke. Un choc. Un ouragan. Un mirage. Un autre flic se trouvait dans le coin et vu le ton employé, enthousiaste et spontané, il s’agissait d’un bleu. Un fanatique de l’ordre, un samouraï du zèle, un intégriste du règlement, un ennemi pour tout policier digérant un cheeseburger dans sa voiture de service et s’apprêtant à inonder son gosier. Smoke mit le moteur en marche et démarra, en direction de la carrière. Il n’était pas question de se faire doubler par un jeunot. Il appuya sur l’accélérateur.

Il vit au loin un nuage de poussière. « Ah, l’enfant de pute ! » Un cadavre dans le désert, et il a fallu qu’un bleu soit justement là. Il en rota d’exaspération.

Smoke faillit renverser le panneau « Stonefall 2,5 miles » dans un virage, mais ne cessa d’augmenter sa vitesse. La voiture 213 devait être arrivée à la carrière. « Ah, tu veux du zèle, mon gars ! » Une bosse prise à plus de cent à l’heure le fit décoller. Il franchit enfin le grand portail d’entrée, assez délabré, l’endroit étant abandonné depuis des années.

Il ne vit que la voiture puis, au bout d’un instant, le policier émergea d’une sorte de petit cratère, la démarche mal assurée de quelqu’un qui grimpe un tas de sable. Arrivé près de son véhicule, il tendit les bras sur le capot, le regard planté dans le sol, comme exténué, ou plutôt bouleversé.

Jack Smoke eut une moue de mépris. « Ces gamins font dans leur culotte parce qu’ils voient un macchabée ! Fallait faire danseuse, pas flic ! » Il avança doucement vers lui et l’interpella d’un grognement. Il sursauta, ne l’ayant pas entendu arriver. Un moment, Smoke crut que dans la panique, il allait dégainer et faire un carton sur sa délicate silhouette. Ne souhaitant pas ajouter d’auréoles à sa collection, Smoke tendit la main vers lui.

« Inspecteur Smoke, brigade de surveillance. Alors p’tit ? C’est ton premier cadavre ? »

Le jeune flic ne comprit d’abord pas ce qui se passait, puis rassuré par le grade de son collègue, commença à gesticuler et à vouloir décrire ce qu’il y avait dans le trou. Smoke n’écouta pas et préféra se rendre compte de lui-même. Il avança jusqu’au bord et vit le corps d’un homme d’environ quarante ans, à dix mètres de là. Il n’était vêtu que d’un pantalon gris couvert de poussière, et un large couteau était planté dans son coeur, traversant une carte à jouer, un as de pique. En langage mafieux, cela signifiait « Tué pour non paiement de dettes de jeu ». Implacable. Il y avait de quoi être retourné mais enfin, cela faisait partie du métier. Il se retourna vers son cadet.

« Oui, je sais gamin, ça impressionne toujours. Mais note bien que ce gars-là, si ça se trouve, c’était une frappe. Pas une grande perte...

-Mais enfin ! Vous ne l’avez pas reconnu ? » Smoke leva les sourcils. Reconnu ? Non, il ne...

« C’est Errol Flynn ! »

Jack Smoke était rarement étonné, mais il faut dire que là, il ne l’aurait pas été plus, s’il avait appris que sa mère était Greta Garbo. Errol Flynn ? Il tourna la tête. Difficile de croire que cette masse inerte de chair et d’os en voie de putréfaction ait pu être un jour bondissante. C’est vrai, « il » portait une moustache. Smoke voulut en avoir le coeur net et se précipita au milieu du cratère. Dans sa hâte, il glissa et se retrouva sur son derrière. Jurant, il se redressa et arriva près du cadavre. De près, cela ne donnait pas un beau spectacle. Le sang avait séché et maculé ses côtes gauches, tandis que ses bras et ses jambes s’étaient raidis. Smoke se pencha sur le visage blanc, les mains appuyées sur ses genoux.

« Nom de Dieu de putain de merde ! » Le gosse avait raison. Le cadavre était bien celui de l’Aigle des Mers, du Capitaine Blood et de Robin des Bois. Une des plus grandes stars d’Hollywood. L’homme que les femmes adoraient. Il n’y avait pas de doutes : Errol Flynn avait bel et bien été assassiné !

Jack Smoke se redressa, repoussa son chapeau en arrière et se gratta les joues. Ses yeux ne montraient aucune tristesse mais de l’excitation. Il avait dans le regard une lueur d’inspiration.

« Alors ? » La voix chargée d’émotion tira Smoke de ses diaboliques pensées. Il se retourna, toisa son collègue avec hésitation, puis s’avança sans rien dire. Il monta péniblement le talus et se planta devant lui.

« Alors ?  » Smoke ne le regardait pas, tout occupé à faire un petit tas de sable avec ses chaussures fatiguées.

« Alors, t’as rien vu, p’tit.

-Comment ?

-Y’a rien ici. Que du sable et des pierres. Pas de quoi en faire une histoire.

-Mais... je... il y a...

-Y’a rien, j’te dis !

-Et Flynn, bon Dieu ! Vous l’avez vu, non ?

-Je te suis supérieur en grade, il me semble. Non ?

-... Oui.

-Alors, j’te dis qu’t’as rien vu. Pigé ?

-Mais il y a un cadavre là, non ?

-Non.

-Mais si, enfin ! »

Jack Smoke ferma les yeux. Faire entendre raison à une jeune recrue de la police de Los Angeles revenait à vouloir uriner droit dans les toilettes d’un train lancé à pleine vitesse. Quelle que soit votre intention de viser juste, vous tombiez toujours à côté. Il soupira. Plus qu’une solution.

« C’est dommage, p’tit. Dommage. »

L’incompréhension se lisait dans le regard du jeune flic. Il saisit encore moins la situation en voyant la main de Smoke remplie d’un revolver calibre 38. A-t-il trouvé belle la petite gerbe de flamme qui sortit du canon ? Nul ne le saura jamais.

Jack Smoke rangea son arme sous son aisselle gauche et donna un coup de pied dans les jambes de son collègue, pour s’assurer de sa désormais immobilité. Un coup en plein coeur. A moins de trois mètres, il était un tireur d’élite. Au-delà, il ne s’y était jamais essayé. Par prudence, pour ménager son orgueil.

Il s’agissait maintenant de ne pas traîner. Il alla jusqu’à la voiture, y pénétra et la fit avancer jusqu’au bord du gigantesque trou. Puis, il saisit Dick Palmyra (c’était le nom indiqué sur l’insigne en argent accrochée au-dessus du sein gauche) par les mains et le traîna à côté du véhicule. Smoke eut toutes les peines du monde à le hisser sur le siège du conducteur. En fermant la porte, il poussa un bruyant soupir et s’épongea le front avec un mouchoir crasseux. Il ouvrit ensuite le coffre et en sortit un petit bidon d’essence, que chaque voiture de police possédait. Il en versa une partie du contenu sur le capot et sur les roues avant, puis le remit à sa place. Restait la dernière opération.

Il sortit une boîte d’allumettes de sa poche et se pencha à l’intérieur de la voiture pour desserrer le frein à main. Il poussa alors l’engin autant qu’il le put et se dépêcha de craquer une allumette. Tel un phénix, la masse d’acier fut précipitée dans le cratère, dans un déluge de flammes. Elle percuta violemment le corps poignardé avant d’exploser.

L’Aigle des Mers s’envola en fumée, rejoignant le bar de l’Olympe des stars alcooliques. Errol Flynn était mort, mais pour lui commençait une nouvelle vie.

 

2

 

Jack Smoke roulait à vive allure dans les rues de Los Angeles. Ses mains moites glissaient sur le volant et il soufflait à intervalle régulier. Il grilla deux feux rouges, fit crisser les pneus dans un virage, insultant tous les automobilistes qu’il croisait. 153e rue... 157e... 163e... Il tourna à la 164e, continua encore sur un kilomètre et s’arrêta en double file devant le « Dino’s Bar ». Tel un forcené, la bave aux lèvres, il poussa les portes rouges du petit restaurant italien, bourré comme à l’habitude. L’odeur de pizza brûlée ne le gêna pas. La vue était le seul de ses sens en action. Bougeant la tête de tous côtés, il identifiait chaque serveur. Il se précipita au comptoir, saisit le caissier par l’avant-bras pour lui demander : « Luigi ! Où est Luigi ? » L’homme eut un air affolé devant tant de violence. « Il ne sert plus dans la salle... il est en cuisine. » Jack Smoke bouscula trois personnes avant de faire irruption dans la cuisine remplie de vapeur et hurler « Luigi ! Luigi ! Luigi ! ». Les cuistots et les plongeurs s’interrompirent un instant de travailler, médusés par cette bourrasque ventripotente. Smoke trouva Luigi au fond de la salle, occupé à essuyer des casseroles. Il s’arrêta devant lui, brusquement, arrivant à peine à articuler.

« Mais... Bon Dieu de merde, Luigi !... Que... Qu’est-ce qui t’est arrivé? Je ne te reconnais plus !

-Ah, yé sé, signor Smoke. Yé changé. Cé la coupe dé chéveux.

-Et... et ta moustache ?

-Ah si, aussi. yé lé coupée. »

Luigi eut un sourire radieux. Comme si on l’avait complimenté, et aussi comme s’il était content de revoir Smoke, deux ans après qu’il l’ait coffré pour... disons, pour une affaire de moeurs. « Viens avec moi ! » Le jeune Italien n’aurait su dire comment il se retrouva dans la voiture de Jack Smoke en si peu de temps, laissant loin derrière la cuisine crasseuse et suffocante du « Dino’s Bar ». Il n’osa rien dire pendant le trajet. Au bout d’un quart d’heure de route, Smoke rompit le silence brusquement.

« Mais bordel ! Pourquoi t’as changé de gueule ?

-... é bien...

-Quoi ?

-Cé à dire, yé « loui » ressemblais trop, alors les studios né voulaient pas m’enrôler. Yé préféré mé raser la moustache et changé mes chéveux. Pour l’instant, yé travaille chez Dino, cé oune cousin dé mon père, mais yé vé bientôt...

-Mais putain ! Tu ETAIS Errol Flynn ! Tu avais tout de lui, mis à part ton accent rital!

-Eh si, yé sé. Yé souis rédévénou Luigi Frascatti. »

Il avait dit cela avec une certaine fierté dans le ton, avant d’offrir son chaleureux sourire, ce qui eut le don d’agacer singulièrement Jack Smoke.

« Oui, eh bien, je vais te dire un truc : fini Luigi Frascatti ! Envolé ! Disparu ! Mort et enterré !

-Mais yé...

-Ta gueule ! Tu veux que tonton Dino soit au courant de ta partouze avec l’avocat ?

-Mé c’été il y a deux ans et yé payé oune amende... Cé terminé. » Luigi était tremblant. Son beau sourire avait disparu.

« Je sais, je sais, mais un dossier, ça se ressort vite. Rien de plus simple. Alors écoute bien : Luigi Frascatti est mort. Maintenant, tu t’appelles Errol Flynn. »

L’Italien était abasourdi. L’incohérence des propos du policier l’avait vidé. La bave était aux lèvres de Jack Smoke et ses yeux brillaient diaboliquement.

« Eh,eh ! A nous les biffetons ! »

 

3

 

Combien de foyers américains allumèrent leur poste, ce 6 juillet 1947 à vingt heures précises pour écouter le « Hollywood Show » ? Vraisemblablement la majorité, si l'on excepte les Mormons, les Amish, les Indiens et les taulards.

« Bonsoir ! Ici Terence Bud qui vous parle du Chinese Theater à Hollywood. Il fait chaud ici mes amis, et l'impatience est à son comble. Le ciel est constellé d'étoiles, mais ce soir, pas besoin de pointer votre nez en l'air, les astres fouleront le trottoir de Sunset Boulevard ! Alors restez à l'écoute du « Hollywood Show » ! »

« Vous vous sentez fatigué, las, mou ? Ne vous laissez pas abattre ! Vivez que diable ! Avec « Swingtonus », vous danserez comme Fred Astaire, je vous le garantie! SWING ! SWING ! SWINGTONUS ! »

« Tu devrais en prendre, ça te réussirait peut-être », dit Samantha Simmons à son mari, dans leur village de l'Ohio.

« Et revoilà le « Hollywood Show » ! Comme je vous le disais, les étoiles vont briller dans votre radio ce soir ! Mesdames, soyez bien à l'écoute, car va avoir lieu dans une demi-heure la première de « La rivière d'argent » avec Errol Flynn, le héros bondissant cher à votre coeur ! »

« Encore cette pédale ! » dit John Delby, à Miami, avant de recevoir en pleine figure une assiette lancée par sa femme.

« Sherwood Paste vous rend l'haleine fraîche ! Sherwood Paste fait éclater votre sourire ! Sherwood Paste soigne vos dents ! Sherwood Paste, le dentifrice de Robin des Bois! »

« Ici Terence Bud qui vous parle du Chinese Theater à Hollywood. Les gens se pressent de plus en plus autour de... Mais je vois une voiture qui arrive, elle s'arrête, oui... oui... oui mesdames, c'est bien Errol Flynn qui en sort !! Je vais essayer de lui arracher quelques mots ! C'est incroyable, je peux le toucher ! La foule est en délire et va bientôt devenir incontrôlable. M. Flynn ! M. Flynn !.... Il avance très vite, accompagné de, me dit-on son nouvel agent. M. Flynn, un mot s'il vous plaît ! Pensez-vous que « La rivière d'argent » sera un succès ?

-Euh... si, é bien... si, yé pense qué si.

-Il y a beaucoup d'action dans ce film. Quelle a été la cascade la plus dangereuse ?

-Euh... é bien...

-M. Flynn ne veut pas tout vous raconter. Vous aurez la surprise ce soir.

-Oui, bien sûr, c'est évident. Vous êtes je crois son nouvel agent, monsieur... ?

-Smoke, Jack Smoke.

-Et John Clooney a-t-il donné de ses nouvelles ?

-Non, il est toujours injoignable. Bonsoir.

-Bonsoir M. Smoke et... oh! Errol Flynn vient juste de s'engouffrer dans la salle. Telle une étoile filante, son passage fut éphémère mais laisse une superbe traînée phosphorescente. C'était Terence Bud, en direct du Chinese Theater. Bonsoir. »

Jack Smoke ne quittait pas Luigi Frascatti d'une semelle et lui frayait un passage parmi les invités sans jamais lui permettre de s'arrêter. Luigi était littéralement mort de peur. Sans que son "agent" ne le sache, il avait mis une couche sous son pantalon, n'étant pas certain de pouvoir contrôler la fermeture totale de ses orifices.

-Ça né marchéra jamé !

-Ta gueule, ÇA marche ! lui chuchota Smoke, un verre de champagne à la main. Il affichait un sourire figé, levant sa flûte à l'adresse de parfaits inconnus semblant faire partie des "gens importants" du milieu. Il avait beaucoup travaillé pour en arriver à cette soirée. Une semaine après la découverte du cadavre, il avait fait de Luigi Frascatti un Errol Flynn fort crédible. La coupe de cheveux avait été refaite (en arrière avec une tonne de gominat) et une fine moustache avait poussé juste comme il fallait. Smoke aurait presque versé une larme pour l'ex-agent de la star, John Clooney, absent de la première de "La Rivière d'argent", immobilisé qu'il était par un bloc de ciment au fond de l'océan. Mais l'heure n'était pas aux sentiments.

« Salut, Errol !

-Salut, Gary !

-Bonne chance pour ton film.

-Merci. »

Smoke fut rassuré par le sang froid de Luigi, qui venait de serrer la main de Gary Cooper sans sourciller. « Il apprend vite, c'est bien. »

Luigi Flynn avait bien été pris en photo trois cents fois depuis son arrivée au théâtre. Ces clichés qui passeraient dans la presse du lendemain seraient l'ultime test, pensait Smoke, à moitié rassuré seulement. Bluffer une centaine d'invités lors d'une soirée aussi agitée qu'une première était une chose. Tromper des millions d'Américains en était une autre.

Alors que Smoke détournait le regard, un petit homme rabougri aux lunettes de myope et au costume trop court (il ne ressemblait pas à un Américain), s’empara de la main de Luigi et lui marmonna quelques mots avec chaleur mais incompréhensibles du fait d’un fort accent européen. Smoke empoigna brutalement l’importun et le repoussa, avant de s’éloigner.

« Alors, vieux salaud ! Qu'est-ce que tu foutais ? » Les deux hommes se retournèrent sur une figure de pirate. Bandeau noir sur l’œil droit, fine moustache et forte voix : c'était Raoul Walsh, le réalisateur du film. Un intime de Flynn, un compagnon de beuveries, un cinéaste à la poigne de fer. « Merde ! » se dit Smoke. « Merda ! » pensa Luigi.

« Ça fait une semaine qu'on te cherche ! Qu'est-ce que tu foutais ? Toute la Warner était au bord de la crise cardiaque et tu réapparais comme ça, le soir de la première. T'es gonflé. Où étais-tu ?

-... É bien, tou comprends, yé voulu prendre oune peu dé récoule. Toute cette pression... « La Rivière d'argent », cé oune film importante, yé voulé être à la hauteur de l'événement.

-Mon cul, oui ! Tu as dû te dégoter trois pucelles et vingt litres de vodka, et tu as emmené tout ce joli monde sur ton bateau. Oh et puis arrête de prendre cet accent italien. « Don Juan », c'est pas pour tout de suite, Jerry Wald me l'a confirmé. Le tournage est reporté au mois d'octobre à cause d'un problème avec le syndicat des décorateurs du studio. Bon, essaie de ne pas t'endormir pendant le film. »

La tornade était passée. Luigi s'en était tiré avec une grosse bourrade dans le dos. Cependant, Walsh venait de soulever un problème important : l'accent. A la décharge de Smoke, il convenait de dire que le temps avait été tout juste pour « éliminer » quelques problèmes et donner une apparence « flynnienne » à Luigi. Les cours de diction n'auraient pu être insérés dans l'emploi du temps. Une autre étape à franchir, tout simplement.

Les invités commencèrent à se diriger vers la grande salle. « La rivière d'argent », à jamais dernier film d'Errol Flynn, allait s'écouler pendant les deux prochaines heures. Jack Smoke poussa un soupir de soulagement. Noyés dans l'obscurité, ils allaient pouvoir se reposer et faire chacun le point. Il s'arrêta pourtant, reniflant autour de lui. « Mais ça fouette ici. J'ai marché dans une merde de chien, ou quoi ? » Luigi était livide.

« Non. Cé moi. »

Ils entrèrent dans la salle.

 

4

 

Don Franconero n'aimait pas que l'on se moque de lui. Quand il ordonnait un meurtre, il entendait que la victime ne se pavane pas comme un coq devant le tout Hollywood une semaine plus tard. Ni qu'il fasse la une des journaux. Il tenait le « Los Angeles Times » du jour, où s'étalait un portrait d'Errol Flynn accompagné d'un résumé de la soirée au Chinese Theater. Certes, l'acteur semblait un peu crispé, raide, mais il était bien vivant, le fumier! Il leva les yeux sur deux hommes, à forte carrure et au visage de boxeur, tenant leur chapeau blanc dans les mains. Ils regardaient leurs pieds, visiblement effrayés. Don Franconero lança le journal dans leur direction avec fureur.

« Alors! Qu'est-ce que cela veut dire ? Je croyais que l'affaire avait été réglée. Vous avez voulu me doubler ? Vous avez voulu bluffer Don Franconero ? » Il hurlait à présent dans son bureau aux murs jaunes, parsemé de sculptures de félins. L'un des deux marmonna quelques mots, en vain. La voix du Don résonnait dramatiquement et les sbires recevaient l'écho de ses paroles comme des gifles. Il était inutile de se défendre. Tout en étant certain d'avoir liquidé Errol Flynn (ils étaient des as du couteau), ils savaient que la photo du journal les contredisait et Don Franconero n'était pas homme à se laisser convaincre par des bredouillements.

« Foutez-moi le camp ! Vous attendrez dans la salle bleue que je m'occupe de vous ! » Les deux hommes se retournèrent vers leur chef avec un regard terrifié. La « salle bleue » était en quelque sorte le Pont des Soupirs de la résidence de Don Franconero. Y séjourner, ne serait-ce qu'une minute, signifiait irrémédiablement une mort violente à la sortie.

« Plus vite que ça ! » Ils quittèrent le bureau en se bousculant, ne voulant pas aggraver leur sort en désobéissant. S'ils avaient pu voir le changement qui s'opéra sur le visage du mafieux après leur départ, les deux tueurs auraient sans aucun doute changé d'opinion sur la crainte qu'il inspirait habituellement. Don Franconero, italo-américain d'une soixante d'années au ventre gargantuesque, laissa passer sa fureur tout doucement, posant ses mains à plat sur le bureau, évacuant de son esprit les visages hideux de ses hommes de main. Peu à peu, les plis de son front disparurent et les poches sous ses yeux s'affaissèrent, laissant apparaître une expression de peur. Aucun truand en Californie, et surtout pas ses ennemis, ne l'aurait cru capable d'une telle émotion. Et pourtant...

Il décrocha son téléphone, composa un numéro de tête et attendit. La voix de John Edgar Hoover aboya.

« Oui !

-Don Franconero à l'appareil.

-Tiens, le bâtard qui ne respecte pas ses contrats ! J'allais justement envoyer les agents du Trésor farfouiller dans tes comptes ! »

Cette perspective effraya le parrain.

« Non, non, écoutez !

-Il n'y a rien à écouter ! Tu t'es foutu de ma gueule, le rital! Tu avais un boulot à exécuter et tu m'as menti.

-Je vous promets de mettre dix de mes meilleurs hommes sur le coup. Ce soir, Flynn sera liquidé, je vous le...

-Surtout pas ! C'est trop tard, à présent. L'opération «Vodka » a échoué par ta faute. Ton heure a sonné, Franconero ! »

Il raccrocha brutalement et jura en invoquant le tout Puissant et les filles de joie. Louer les services de la Mafia s’était révélé être une grave erreur de jugement. Flynn vivant allait déclencher la pire des catastrophes. Il convenait maintenant de resserrer la surveillance autour de Bodigar Glazounoff, attaché culturel de l’ambassade soviétique de Los Angeles. Hoover pesta de nouveau entre ses dents. La conférence aurait lieu demain, il n’y avait presque plus rien à tenter. Mais depuis vingt-trois ans qu’il dirigeait le FBI, Hoover ne s’avouait jamais vaincu, quitte à décider une mission de « nettoyage » à la dernière minute. Il frappa du poing sur la table en insultant Don Franconero, qu’il se jurait bien d’éliminer, soit par le fisc, soit par ses hommes, de fiers gaillards assez éloignés de l’idée que l’on se fait des gentlemen.

Il décrocha un téléphone noir et demanda qu’on lui apporte les derniers rapports de filature et d’écoutes concernant Glazounoff. Deux minutes après, un jeune homme au costume noir et aux cheveux très courts (l’allure habituelle des gens de la « maison ») déposa un dossier sur le bureau de Hoover et repartit. Il commença à feuilleter.

« 6 juillet.

Glazounoff n’a pas quitté l’ambassade de la journée. A 19h46, a pris un taxi pour se rendre au Chinese Theater. Avait une invitation pour la première de « La rivière d’argent ». A semble-t-il pris très brièvement contact avec Errol Flynn avant la projection. A rejoint l’ambassade aussitôt après le film.

7 juillet.

Glazounoff a quitté l’ambassade à 9h14. A pris un taxi jusqu’à la 75e rue, s’est arrêté au numéro 1174 chez le fleuriste « Romantic Times ». A commandé trois douzaines de roses. Les a fait envoyer à la villa d’Errol Flynn. Avons intercepté le billet :

« Je suis très heureux de vous savoir en bonne santé (finalement). Votre film est fabuleux et vous étiez d’une rare beauté. A bientôt, j’espère. Tendrement. Bodigar. »

A pris ensuite un autre taxi pour... »

John Edgar Hoover leva la tête avec une lueur de rage dans le regard. Le Russkoff ne prenait plus du tout les menaces du FBI au sérieux. Annoncé comme mort la semaine dernière, Flynn était reparu. Glazounoff n’avait donc plus aucune raison de céder aux pressions des fédéraux et la conférence américano-soviétique secrète allait se dérouler à son avantage.

L’Amérique était en danger.

 

5

 

Luigi n’en revenait pas. Le plafond de la chambre d’Errol Flynn était constitué d’un gigantesque miroir, où se reflétait le lit aux draps de satin or, qui pouvait bien convenir à trois ou quatre personnes. En montant au premier étage, il avait découvert que le miroir était sans tain et qu’une pièce était aménagée pour permettre de s’installer et savourer le spectacle des prestations amoureuses et physiques du maître des lieux. Incroyable !

« Luigi ! Viens voir ça ! » L’Italien fut tiré de ses rêveries par la voix de Smoke. Il descendit les escaliers et le trouva dans la cuisine, en faction devant un énorme réfrigérateur ouvert. Il s’approcha et vit la plus grande réserve de bouteilles de vodka qu’il n’avait jamais vu, peut-être quatre-vingt ou cent. De toutes les marques. L’une d’elles était déjà entre les mains de Smoke. Après une rasade au goulot, le policier poussa un bruyant soupir de satisfaction. Disons plutôt « l’ex-policier », car il avait donné sa démission cinq jours auparavant, ne pouvant raisonnablement mener de front les carrières d’inspecteur et d’agent artistique. Le pinceau s’accommode mal de la matraque.

Smoke s’avança dans la salle de séjour et s’effondra sur un canapé de cuir vert. « Ah ah ! Putain, on y est ! » Il reprit un peu de vodka tandis que Luigi parcourait la pièce en regardant les affiches de films encadrées. « La charge de la brigade légère », « Aventures en Birmanie », « Du sang sur la neige », « Les aventures de Robin des Bois ». Une grande photo noir et blanc montrant Errol Flynn en boxeur, assis à l’extrémité du ring et sans moustache, était accrochée au-dessus d’un buffet.

« C’est quoi ce film, Luigi ?

- « Gentleman Jim ». 1942.

- Ah, c’est vrai que j’ai affaire à un spécialiste, un « mordu » du cinoche. » Il marqua un temps. « Tu te rends compte que tu en fais partie, maintenant ? Finis les bouts d’essais miteux, la figuration dans les films de dauphins et la plonge chez tonton Dino ! Tu rentres par la grande porte. A toi la gloire et les p’tites pépées! Je pense que tu peux me remercier. »

Luigi ne répondit pas. Assis en face de son mentor, il regardait ses pieds, l’air embarrassé, presque tourmenté. Smoke décida de goûter une fois de plus à la vodka, pour s’assurer de sa qualité.

Les deux hommes restèrent tétanisés pendant trois secondes. La sonnerie du téléphone. Ils ne s’attendaient pas à cela. En conquérants, ils avaient investi la place et savouraient leur victoire, se croyant désormais invulnérables. L’appareil continuait insolemment de sonner, comme pour les provoquer. Smoke se leva tout d’un coup. « C’est moi qui réponds ! ». Luigi se tenait à ses côtés, inquiet. De toutes les façons, il valait mieux que son « agent » réponde.

« Allô ?

- ... M. Flynn est-il là, s’il vous plaît ?

- Non. Il est absent pour le moment. Voulez-vous laisser un message ?

- ...

- Allô ?

- Oui... non... je rappellerai, merci. »

Smoke raccrocha. Soulagé. « Cété qui ? » demanda Luigi. Il lui adressa une moue. Il valait mieux qu’à l’avenir, il réponde systématiquement au téléphone. Son poulain n’était pas encore prêt.

Les deux hommes se regardèrent. La sonnerie de la porte d’entrée. Errol Flynn mort ne leur laisserait donc aucun répit. « Cache-toi au premier et restes-y ! » ordonna Smoke. Luigi, affolé, gravit l’escalier en pierre à toute allure, laissant son mécène seul avec le danger. L’ancien policier respira un grand coup puis se dirigea doucement vers la porte, qu’il ne fit qu’entrebâiller.

« Oui ?

-Je suis bien chez M. Flynn ? »

Smoke avait en face de lui un groom en habit bleu, porteur de trois douzaines de roses rouges. Il ne le laissa pas entrer, prit les fleurs et ferma la porte sans rien lui donner. « Luigi! Tu peux descendre ! J’ai un cadeau pour toi ! » Il ricana grassement en posant les offrandes sur la table du salon. L’Italien apparut, étonné, et siffla d’admiration devant le bouquet. « Ca vient dé qui ? » Smoke lut la carte et leva la tête.

« C’est un prénom de femme, Bodigar ? »

 

*

 

George Wallsmith retira ses écouteurs, finit d’écrire quelques mots sur un cahier et décrocha le téléphone. Il se racla la gorge, toujours aussi peu à l’aise pour appeler le patron.

« Oui ?

-M. Hoover, ici Wallsmith. Glazounoff vient d’appeler chez Flynn.

-Ils se sont dit quoi ?

-Rien. Ce n’est pas Flynn qui a répondu. Glazounoff n’a pas insisté.

-Une idée de celui qui a parlé ?

-Non, monsieur.

-Le majordome, sans doute.

-Non, il a été renvoyé, il y a quelques jours.

-Bien. Continuez. »

*

 

« Donne-moi les fleurs ! » Smoke était arrivé sur Luigi comme une tornade, au moment où il s’apprêtait à mettre les roses dans un vase. « Mais... » Il les empoigna et se dirigea vers le bureau de Flynn. Il s’assit sur le fauteuil de cuir noir et commença à ouvrir les différents tiroirs avec frénésie. Des vieux contrats, des enveloppes, des photos de lui prêtes à être signées, un livre (Smoke lut distraitement le titre, « Mein Kampf »). Enfin, il trouva les cartes de visite. Luigi était inquiet, car Smoke avait une drôle de lueur dans les yeux. Il le savait diabolique et imprévisible. Il riait en écrivant la carte. Il la relut et la tendit à Luigi, incrédule.

« Ma chère,

Je donne ce soir une petite réception. Serais ravi de vous y voir.

A ce soir, j’espère.

Errol »

L’Italien leva les sourcils. « Il y a oune réception, cé soir ? » Smoke gloussait littéralement en glissant la carte dans les fleurs.

« Ouais. Et une chouette !

-...Mais... Il y aura qui ?

-Toi et... Ida Lupino ! »

Smoke s’écroula de rire et tomba par terre.

 

6

 

John Clooney s’ennuyait au fond de l’océan, les pieds pris dans un bloc de ciment. Il était également un peu vexé. Tout de même, mourir comme un vulgaire mafiosi, être précipité dans l’eau à la tombée de la nuit par un inconnu sans savoir pourquoi, cela n’était pas très gentleman! D’autant que le spectacle qui s’offrait maintenant à lui était plutôt désolant : des pneus déchiquetés, des bouteilles brisées, un vélo arrivé ici on ne sait comment et quelques rares poissons survivant encore dans cette mer polluée. Il poussa un soupir qui se transforma en bulle d’air.

Un bruit de plongeon lui fit lever la tête. Béni soit le Seigneur ! Dans son infinie bonté, il avait pensé à lui donner des compagnons. Deux hommes en costumes trois pièces coulaient à pic, emmenés par un bloc de ciment. Clooney aurait voulu les prévenir de la brutalité de l’atterrissage mais il n’en eut pas le temps. Il les salua poliment. En retour, deux figures de brutes (ils avaient du faire de la boxe) le toisèrent avec mépris.

Clooney sentit qu’il n’allait pas s’amuser tous les jours.

 

7

 

Jack Smoke se trouvait dans la « salle du miroir » au-dessus de la chambre à coucher, occupé à installer une caméra sur un trépied. N’étant pas très au courant des techniques cinématographiques, il avait du mal avec la bobine. Luigi entra avec un fauteuil, qu’il posa derrière le « cameraman ». Il semblait contrarié.

« Vous êtes soure qué l’on né mé réconnaîtra pas ?

-Putain de film à la con, tu vas rentrer dans la boîte, oui ?

-... Signor Smoke ?

-Quoi ?

-Vous croyez qué...

-Mais oui, je te l’ai déjà dit. Il suffira que tu me tournes le dos et on ne verra qu’elle !

-Si vous lé dites. » Luigi avait dit cela d’un ton sinistre. Smoke releva la tête vers lui.

« Mais putain ! Tu vas te faire Ida Lupino, qu’est-ce que tu veux de plus ? Si j’avais ton allure, j’irai à ta place, mais on a conclu un marché. JE pense et TOI tu exécutes. Je filme et toi tu baises. Je la fais chanter et on palpe le fric! C’est pas merveilleux comme vie, ça ?

-Si, si... bien soure.

-Allez, tu m’énerves. (Il regarda sa montre) Tout est prêt, en bas ?

-Si, si.

-Alors, va te mettre en place. Tu... »

La sonnerie avait retenti. Luigi sortit précipitamment et Smoke ferma le couvercle de la pellicule.

Ida Lupino sonna une nouvelle fois, agacée. Si de la lumière était visible de l’extérieur, tout semblait bien calme pour une soirée chez Errol Flynn. Furieuse, elle fit tourner la poignée de la lourde porte en bois et entra. Elle n’était encore jamais venue et eut l’impression de se trouver dans un vieux manoir anglais. Le sol n’était qu’un gigantesque damier noir et blanc et il fallait passer sous une arcade sculptée pour quitter le hall d’entrée. Un grand escalier de pierre lui faisait face, au-dessus duquel de hautes et étroites fenêtres laissaient apparaître la nuit étoilée.

Elle s’arrêta, enleva son manteau de fourrure et l’accrocha. Elle allait se diriger vers le salon quand elle remarqua une petite tablette près de l’escalier, sur laquelle se trouvait une sorte de message. Elle s’en approcha et saisit un petit parchemin, très « moyenâgeux », savamment jauni et brûlé aux extrémités. L’écriture se voulait artistique mais l’on sentait la patte d’un scribouillard. Elle parvint à lire :

« De mon Château, vous êtes la Reine

Retrouvez-moi au Donjon

Vous admirerez la lune blême

Et chevaucherez mon gros Dragon »

Ida Lupino éclata de rire. Quel clown, ce Flynn! Elle faillit repartir sur le champ et laisser ce Robin des Bois de quatre sous seul avec ses prétentions. Mais elle se ravisa. Le message était clair : il l’avait fait venir chez lui, sous le prétexte d’une soirée, pour abuser d’elle dans sa chambre. Qu’à cela ne tienne ! Elle allait lui administrer une leçon dont il se souviendrait. Elle monta l’escalier, en direction du « donjon », en caressant la rampe de pierre. Au premier étage, il y avait une succession de portes massives. « Pas de doutes, je suis bien au château de Sherwood », pensa-t-elle. Un autre parchemin était accroché, à l’aide d’une flèche, sur l’une d’elles. Elle sourit devant tant d’infantilisme.

« C’est ici que je demeure

Poussez donc la porte

De mon donjon, de mon coeur

Ou mon âme sera morte »

Elle ne put s’empêcher de pouffer une nouvelle fois, avant d’entrer dans la chambre.

« Bonjour, Ida. » La lumière était tamisée, et l’actrice, si belle avec ses cheveux noirs retombant sur ses épaules, n’en croyait pas ses yeux. Le lit, tout d’abord, était immense et rond, avec des draps de satin or. Il fallait monter deux marches (recouvertes de moquette rose) pour y accéder. Et le plafond n’était qu’un gigantesque miroir. Abasourdie par tant de vulgarité, elle ne sut même pas comment réagir en voyant Errol Flynn, étendu en pyjama de soie jaune ouvert sur sa poitrine, appuyé sur un coude, et tenant de la main gauche une coupe de Champagne dirigée vers elle. « A nous ! »

Elle avança de trois pas et contempla de nouveau ce tableau, sans savoir s’il était pitoyable ou surréaliste. Un peu des deux, peut-être... Mais elle se reprit et alla s’asseoir au bord du lit, se penchant savamment vers l’avant, afin de commencer la mise-en-boîte du bourreau des coeurs.

« Ah, Ida ! Vous étiez si bella dans « Oune femme dangéreuse ». Yé lé vou trois fois à l’Appolo Theater avec Joe ! »

« Quel con ! » se dit Jack Smoke. « Il va tout faire rater ! » Ida Lupino leva les sourcils, feignant admirablement l’intérêt.

« Joe ? Qui est Joe ?

-Joe Bonanza, oune avocate. Oune bon ami à moi, avec qui yé... » Il s’interrompit. « Céla n’a aucoune importance, Ida ! Vous êtes là, cé lé principale. 

-Mais pourquoi parlez-vous avec cet accent italien, Errol ? (elle papillota des yeux) Vous savez bien que vous m’aurez sans jouer les Casanova, voyons...

-...

-Errol ?

-... Si, si... euh, yé sé mé... (il eut une irrépressible envie de lever les yeux au plafond et déglutit péniblement)... vous êtes si bella, é... »

L’actrice s’avança brusquement vers lui, à quatre pattes. Luigi se réfugia sous les couvertures à l’autre bout du lit, ne laissant dépasser que le haut de son visage. « No, léssé moi ! » Elle se demandait si Flynn ne se payait pas sa tête, pendant que Jack Smoke eut envie de tirer des coups de revolver. « Ca y est, tout est raté ! Pas moyen de se faire dix cents avec cette tapette ! J’aurais dû m’en douter ! »

S’il avait vu un peu plus de westerns, Smoke aurait su qu’au moment critique, où tout semble perdu, la cavalerie arrive toujours pour sauver les héros. Celle des années quarante n’était plus de bleu vêtue mais portait imperméables et chapeaux mous. Cinq hommes firent ainsi irruption dans la chambre sans prévenir. Deux se ruèrent sur Ida Lupino, qui hurla et gesticula en vain, tandis que les trois autres enveloppèrent Luigi dans ses draps dorés et le prirent à bras le corps. En moins de trente secondes, les deux tourtereaux furent enlevés sous le regard médusé de Jack Smoke. Il se décida enfin à réagir et sortit de la pièce en courant. Il dévala les escaliers en soufflant, son 38 à la main et entendit, au bas des marches, une voiture démarrer. Arrivé dehors, il ne vit qu’une traînée de gaz d’échappements, sur laquelle il aurait été inutile de tirer. Le silence revint. L’ex-inspecteur de la brigade de surveillance offrait un spectacle pathétique, seul au milieu de la rue, sous les étoiles, son revolver pointé vers le sol et le visage en sueur. Le FBI! Le FBI avait enlevé son Luigi et, qui plus est, Ida Lupino! Il les avait reconnu à leur apparence. A cours de trois ou quatre enquêtes, les fédéraux étaient venus empiéter sur ses plates bandes. Il les « sentait », disait-il. Mais, bon Dieu, qu’est-ce que le FBI.... Il eut soudain un éclair. Le film! Tout était sur la pellicule. Il se rua à l’intérieur.

 

8

 

La Ford emprunta Sunset Street, peu fréquentée à cette heure de la soirée. Ida Lupino gesticulait toujours, tandis que Luigi, étendu dans ses draps sur le sol, avait été assommé dès le départ de la maison. Elle griffait, donnait des coups de pieds et criait. Les trois fédéraux sur la banquette arrière ne suffisaient pas à la calmer et il aurait fallu un dompteur pour dresser cette panthère. Le conducteur, un gars massif au visage autoritaire, se retourna : « Faites la taire, bon sang ! Prenez le chloroforme ! » Aussitôt dit, aussitôt fait.

La voiture tourna et franchit bientôt les portes du Château-Marmont, le célèbre palace de Los Angeles, reproduction du château d’Amboise. Elle suivit l’allée centrale bordée d’arbres, longea la piscine, évita soigneusement l’entrée principale où se trouvaient une Chrysler et une Moskvich , et s’arrêta derrière le bâtiment un peu en contrebas. L’homme qui les attendait devant la porte avait visiblement l’air satisfait. Le voisin du conducteur baissa sa vitre, une fois arrivé à sa hauteur.

« Vous l’avez?, demanda John Edgar Hoover.

-On en a deux, patron.

-Deux ?

-Oui, une poule qui était dans sa chambre. On a été obligés de l’emmener aussi.

-Okay, ça ira. Mettez Flynn dans la chambre 427 et la fille dans la 108. »

Pendant que ses hommes exécutaient ses ordres, Hoover entra dans l’hôtel par la porte de service. Il était réjoui, les cartes avaient changé de mains. Flynn en sa « possession », il allait pouvoir faire ce qu’il voulait de Glazounoff. Il ouvrit les grilles de l’ascenseur et un agent du FBI se chargea d’appuyer sur le bouton du rez-de-chaussée. Deux étages plus haut, il sortit et se dirigea vers le grand salon, où se déroulait la réception. Petit buffet froid avant d’entamer les discussions.

Quinze hommes se trouvaient là, discutant par petits groupes, jetant de temps à autre des regards méfiants aux alentours. Des agents de sécurité étaient postés à plusieurs endroits de la salle, n’appartenant pas tous visiblement au même camp. L’atmosphère était froide, comme la guerre qui s’annonçait. Hoover se dirigea vers un petit homme maigrichon aux lunettes de myope, en conversation avec un quadragénaire costaud au visage indéniablement russe.

« Glazounoff, venez avec moi.

-Pourquoi cela ?

-J’ai quelque chose à vous montrer.

-Mais la conférence va bientôt commencer.

-Ne vous en faites pas. De toutes façons, elle ne débutera pas sans vous.

-Bien, je vous suis. »

Ils sortirent par une porte située derrière le buffet, donnant sur un petit escalier en colimaçon peu éclairé. Glazounoff s’arrêta. « Où m’emmenez-vous ? ». En guise de réponse, Hoover le prit par le bras et l’invita fermement à descendre. Deux niveaux plus bas, ils marchèrent le long d’un couloir sombre aux murs tapissés de rouge. Un rouge sombre, ocre, inquiétant. Le Russe se sentait de moins en moins rassuré mais suivait la silhouette trapue de l’Américain. « Je vous en prie. » Hoover avait ouvert la porte d’un ascenseur et le petit homme s’y engouffra, se demandant si le plancher de la cabine n’allait pas subitement se dérober sous ses pieds. « Où allons-nous ? » répéta-t-il comme pour se rassurer. Hoover lui sourit avec satisfaction (et avec une certaine arrogance, lui sembla-t-il). « Voir un de vos vieux amis. M. Flynn » Glazounoff accusa le coup, puis prit un air agacé.

« Cela suffit, maintenant, M. Hoover. Je n’ai rien à voir avec ce... cet acteur pour magazines. Vous m’avez déjà dit que vous le tueriez si je ne vous dévoilais pas le texte de la conférence de ce soir. Premièrement, sa mort me serait bien égal et deuxièmement, vous ne l’avez pas tué. »

Edgar Hoover continuait de sourire. Il le trouvait comique, dans sa fausse indignation.

« Te fatigue pas, le Russkoff. On sait que t’es dingue d’Errol Flynn. On a les enregistrements de tes coups de téléphone. On sait même ce que ton ambassadeur ne sait pas. »

Bodigar Glazounoff pâlit. Comme un gamin pris en faute, il n’osa pas le contredire et se fit tout petit. Il sursauta quand un des hommes de Hoover, une armoire à glace avec des yeux fixes, ouvrit l’ascenseur. A cet instant, il aurait vraiment voulu que le sol s’effondre mais Hoover le reprit par le bras sans ménagement et le conduisit jusqu’au bout du couloir, devant la porte de la chambre 427. Avec une délicatesse insoupçonnée, il fit tourner la poignée dorée et laissa passer son hôte. C’était une suite assez luxueuse, avec toutes sortes de décorations de bon goût (comme une peau de tigre au pied d’une commode). Le lustre de cristal scintillait et frétillait à chaque mouvement de porte. C’est ce que Glazounoff remarqua d’ailleurs en premier, avant de baisser la tête. Son visage tout fripé se décrispa d’un coup, lui donnant une allure de nouveau né découvrant le monde. « Vous le reconnaissez, je suppose. » entendit-il avec un ricanement derrière son dos. Evidemment. Même bâillonné et attaché sur une chaise, le visage légèrement amoché, c’était Errol Flynn. L’homme dont il avait découvert les films en arrivant aux Etats-Unis en tant qu’attaché culturel, trois ans auparavant. Ce fut alors pour ce petit fonctionnaire soviétique totalement lié à la cause de la Révolution un choc considérable. La grâce, le panache, la classe, la séduction, l’élégance. Tout cela réuni en un seul homme. Il s’était d’abord caché à lui-même ses sentiments, mais dut se rendre rapidement à l’évidence. Que n’aurait-il pas donné pour pouvoir lui dire « Ia tibia lioubliou » et l’emmener dans son village de Sibérie, où sa mère, sa tante Talya, sa soeur Polia et son vieil oncle Gregori l’auraient accueilli avec chaleur! Il avait alors décidé d’agir et essaya de prendre contact avec l’acteur. Il se rendit à toutes les premières et cocktails, sa fonction lui permettant de s’y faire inviter sans éveiller les soupçons. Mais approcher Errol Flynn, souvent saoul ou très entouré, n’était pas chose facile. Les rares mots qu’il pût lui dire n’étaient que bredouillements ou félicitations d’usage. Romantique, il lui envoya aussi des fleurs, tout en prenant soin de ne signer les cartes que de son prénom. Il espérait bien attirer son attention à un moment donné ou un autre. Le jour où il reçut des menaces du FBI, Glazounoff crut à une plaisanterie. Hoover lui demandait tellement de choses en échange de la vie d’Errol Flynn, que cela ne pouvait être sérieux. Il n’imaginait pas que les services fédéraux puissent assassiner une personnalité américaine pour obtenir des informations, si importantes soient-elles. D’ailleurs, une semaine après avoir reçu du FBI l’annonce de la mort du Robin des Bois cher à son coeur, ne lui avait-il pas serré la main à la première de « La rivière d’argent » ? Il n’y avait donc aucune raison de s’inquiéter. Jusqu’à cet instant. Voir l’homme de ses rêves en pyjama, un mouchoir dans la bouche, les bras et les jambes ligotés et le regard paniqué, avait de quoi bouleverser Glazounoff.

« Voici donc votre grand ami. Excusez-le s’il ne peut pas vous serrer la main. » Hoover s’esclaffa, visiblement content de lui. « M. Flynn, laissez-moi vous présenter M. Bodigar Glazounoff, un de vos plus grands admirateurs. C’est lui qui vous envoie des fleurs et essaie désespérément de vous serrer la pince pendant les cocktails. Vous le situez ? »

Luigi ne situait rien du tout. Il respirait difficilement par le nez et sentait les cordes lui couper les poignets. Il avait l’impression d’être dans un « Hellzapoppin » organisé par la Gestapo. Et Smoke ? Qu’allait-il faire ?

 

9

 

Après l’enlèvement, Smoke avait précipitamment mis la caméra dans un gros sac de cuir et avait sauté dans la voiture de Flynn, une Ford V8 Super Charged de 1937. Direction : la gare centrale. En possession du film, il devait fuir et profiter de l’avantage de n’avoir pas été vu par le FBI. Il prit le premier train en partance, en l’occurrence le L.A.-Dallas, qui le ferait arriver au Texas le lendemain matin.

Assis près de la fenêtre, il était dans un état second et se repassait tous les événements des derniers jours. Le meurtre d’Errol Flynn par la mafia, l’entrée en scène réussie de Luigi Frascatti, la soirée avec Ida Lupino, et l’arrivée du FBI qui enlève tout le monde ! Qu’est-ce que Edgar Hoover manigançait pour monter un coup pareil ? De plus, en y réfléchissant, la mafia aurait eu plus de raisons d’intervenir, pour « finir le travail ». Car Smoke, avec son entrée-éclair dans le show-business, n’avait pas pensé à la réaction de « Cosa Nostra ». Les fédéraux étaient-ils en cheville avec le Milieu ?

Quoiqu’il en soit, Smoke pensait avoir opté pour la meilleure solution en fuyant avec le film sous le bras. Il devait être loin quand il contacterait le FBI. Car tel était son plan d’action. Etre hors de portée pour menacer Hoover de tout révéler, s’il ne libérait pas Luigi et Ida. Dieu sait ce qu’ils enduraient en ce moment.

Le train arriverait à Dallas dans la matinée, mais il préférait descendre dans une petite ville au milieu de la nuit. Il regarda son billet : San Diego-Phoenix-Tucson-Albuquerque-Roswell-Odessa-Dallas. Il descendrait à Roswell.

 

10

 

« Messieurs, la conférence est terminée. Je vous remercie. »

D’un côté, la délégation américaine dirigée par Hoover était souriante. De l’autre, les Russes donnaient l’impression d’assister aux funérailles de Staline. En se levant, leurs regards se dirigèrent tous avec une franche hostilité vers Bodigar Glazounoff, de plus en plus rabougri. Son visage avait pris une couleur cadavérique. Une répétition pour le rôle qui l’attendait inévitablement à son arrivée à Moscou. Il avait trahi. Sans en avertir personne, il avait dévoilé au cours de la réunion tous les noms des agents soviétiques infiltrés à Hollywood (dont quelques célébrités comme -CENSURE- ou encore -CENSURE-).

Edgar Hoover aurait pu se contenter de recevoir ces informations avant la conférence, mais il avait tenu à ce que Glazounoff les révèle devant ses compatriotes. La vie d’Errol Flynn était à ce prix. Et celle du Russe n’en avait désormais plus.

La délégation soviétique entourait maintenant son attaché culturel et le pressait vers la sortie. « Spassiba i da svidania » leur lança le chef du FBI, un verre de scotch à la main. Le groupe s’arrêta, le fusillant du regard, et repartit. L’Américain éclata de rire et donna une grande tape dans le dos de l’un de ses collaborateurs. Une folle ambiance de gaieté s’était emparée de la salle de réunion du Château-Marmont. Un mois après l’annonce du Plan Marshall, le FBI venait de remporter la première victoire de la Guerre Froide. L’opération « Vodka » était un succès. Il s’agissait maintenant, 1° d’en avertir le Président, 2° de neutraliser les agents découverts. En obligeant Glazounoff à donner l’image d’un traître, Hoover avait voulu déstabiliser l’ennemi et la réussite était complète.

Laissant ses adjoints célébrer l’événement, Edgar Hoover quitta la pièce pour se rendre à la chambre 427. Luigi, toujours attaché, dormait. Il était près de trois heures du matin.

« Debout, M. Flynn ! On se réveille ! » Il le secouait par les épaules et Luigi sursauta. Son visage fut aussitôt recouvert par la peur. Le fou était revenu. Malgré une barbe naissante et des cernes visibles sous les yeux, il avait toujours ce regard d’halluciné, qui faisait prévoir le pire. Il se rendait maintenant vraiment compte à quel point s’être fait embarquer par Jack Smoke et ses combines avait été une erreur monumentale. Maintenant, il était seul, à la merci d’un fanatique, persuadé d’avoir en face de lui un acteur connu. Lui dire la vérité aurait été inutile. Comment croire une chose pareille ? Il valait mieux ne rien dire et attendre la suite des événements. Hoover lui retira le mouchoir de sa bouche et Luigi, après quelques toussotements, respira à pleins poumons, soulagé.

« Tu sais qu’il y a longtemps que je rêve de te coincer, Flynn ? Tu as été très fort, pendant la guerre, mais je savais que tu travaillais pour les Boches. » Il réfléchit. « C’était dans quel film ?... Ah oui, « Sabotage à Berlin », tu portais l’uniforme allemand, ça t’allait bien. Sale nazi, va ! Mais, à l’époque, personne n’y croyait. Non, bien sûr ! « Errol Flynn est au-dessus de tout ça, il est intouchable ». Même Roosevelt se refusait à te faire surveiller ! Et pourquoi ? Parce que monsieur se pavanait avec une cape ou un uniforme dans des décors de rêve ! Et tu crois être le seul à pouvoir faire ça ? TU LE CROIS VRAIMENT ? » Hoover hurlait aux oreilles de Luigi, tétanisé. Mais dans quel asile était-il tombé ? « Et Olivia de Havilland, tu l’as baisée ? Non, bien sûr, un gentleman n’avoue pas de telles choses ! Je t’en foutrais, moi, des manières ! Tiens, regarde ! » Il se saisit d’une canne dans le porte-parapluies, monta sur le lit à baldaquin et donna des coups sur les colonnes pour simuler un duel. « Et tiens ! Et tiens! Prends ça ! ». Il descendit et prit d’assaut le petit bureau. Faisant valser tout ce qui s’y trouvait avec les pieds, il réglait leur compte aux brigands osant défendre le fourbe Prince Jean. Luigi assistait à ce spectacle pitoyable avec effroi. Hoover avait visiblement perdu tout contact avec la réalité. « Et maintenant admire ! » Jetant sa canne, il courba les jambes pour prendre son élan et se jeta dans les airs pour se saisir du lustre en cristal. Il l’atteint, effectivement, mais pas longtemps. Aussitôt harponné, il fut arraché du plafond et Hoover tomba lourdement sur le sol, le corps couvert de plâtre. Se ressaisissant au bout d’un instant, il jeta un regard plein de haine au pauvre Luigi. « Ah, toi ! Salaud ! Tu vas voir ! »

Si le téléphone n’avait pas sonné à ce moment précis, Luigi Frascatti aurait rejoint Errol Flynn (en « haut » ou en « bas ») plus vite que prévu. Heureusement, Hoover s’arrêta, les poings serrés, la bave aux lèvres. Il se retourna et alla décrocher.

« OUI ! » hurla-t-il.

« Patron, il y a un appel pour vous.

-De qui ?

-Je ne sais pas, mais vous devriez le prendre.

-Mais pourquoi tu me déranges pour un appel anonyme, bordel ?

-C’est que... ce doit être important. « Il » appelle pour... ce qui s’est passé ce soir.

-Pour Glazounoff ?

-Non, pour Flynn.

-Passe-le moi ! » Il se tourna vers Luigi, l’air sceptique. Une voix inconnue lui parvint.

« M. Hoover ?

-Lui-même. Qui êtes-vous ?

-Je ne vous dirai pas mon nom, mais vous allez m’écouter. J’ai la preuve que vous avez enlevé Errol Flynn et Ida Lupino ce soir, vers 20h15.

-Ida Lupi...

-Ne m’interrompez pas. Je me trouvais au-dessus de la chambre et j’ai tout filmé. Cinq hommes sont intervenus et sont repartis dans une Ford grise.

-Je ne vous crois pas.

-A votre aise. Dans une heure, tous les journaux recevront une copie du film et dans cinq heures, l’Amérique sera au courant que le FBI kidnappe les stars d’Hollywood.

-Que faisiez-vous là-haut, avec cette caméra ?

-Je vous attendais, bien sûr. (Jack Smoke avait brillamment improvisé ce coup de bluff)

-Que voulez-vous ?

-La libération de l’actrice et de Luigi.

-De qui ?

-... euh, de Flynn, d’Errol Flynn.

-Où êtes-vous ?

-Pour qui me prenez-vous, Hoover ? Je vous rassure, je ne suis pas dans la cabine du coin de la rue. Inutile d’y envoyer vos hommes. Vous avez une heure pour vous décider. Je vous rappellerai. »

Jack Smoke raccrocha et sortit de la cabine téléphonique de la gare de Roswell, petite bourgade perdue du Nouveau-Mexique. Le FBI allait avoir de quoi cogiter. En attendant, Smoke décida d’éviter la ville, et de ne pas se faire remarquer en louant une chambre à quatre heures du matin. La nuit était douce, et il allait se reposer dans la campagne aux alentours, pendant une heure. Son gros sac de cuir à la main, il commença à marcher. C’était une nuit de pleine lune et une légère brise soufflait. Au bout de dix minutes, il s’arrêta à l’orée du désert et s’assit contre un rocher, après s’être assuré qu’aucun serpent ne pouvait s’y trouver.

Il leva la tête vers les étoiles, rêveur, étrangement calme pour un citoyen américain venant de menacer le directeur du FBI. Désormais, il avait tout en main. Luigi serait sans doute libéré bientôt et il leur donnerait le film. Le film... Il se demanda subitement s’il n’avait pas proposé n’importe quoi. Lui qui avait l’intention de faire chanter Ida Lupino, en espérant lui extorquer cinq mille dollars, il tenait LE film du siècle, qui pouvait lui rapporter cent fois plus, peut-être même la direction du FBI... Qu’ils gardent Luigi ! Que valait-il par rapport à la preuve des agissements douteux de John Edgar Hoover ? Il fallait les rappeler. Immédiatement, pour ne pas leur laisser le temps de se retourner. Le film contre un million de dollars. Voilà.

Il allait se lever, quand un jaillissement de lumière le cloua au sol. Se protégeant les yeux avec ses bras, il poussa un cri. Une étoile filante venait de s’écraser à côté de lui.

 

11

 

Le sous-marin venait de quitter Los Angeles. John Clooney et les deux sbires de Don Franconero furent tirés de leur sommeil par les vagues provoquées par l’hélice. Ils eurent juste le temps de voir une masse sombre de forme ovoïdale disparaître dans les grands fonds.

A l’intérieur se trouvait Bodigar Glazounoff, rapatrié d’urgence par l’ambassade vers Moscou. Dans son cachot, le petit fonctionnaire épris d’une idole pleurait. Jamais plus, il ne reverrait Errol Flynn. C’était désormais un autre moustachu, prénommé Joseph, qui allait décider de son sort.

 

12

 

« Rzzz, rzzz, rzzz, rzzz. » Jack Smoke ne répondit pas. « Rzzz, rzzz, rzzz, rzzz. » Toujours pas. « Rzzz, rzzz, rzzz, rzzz. » D’ailleurs, que répondre ? « Rzzz, rzzz, rzzz, rzzz. » Immobile, tétanisé, il savait qu’il ne rêvait pas, et pourtant il aurait préféré. Il n’avait pas bu non plus. Donc, tout « cela » était réel. L’éclair, la soucoupe volante blanche, les créatures qui en sortaient et s’adressaient à lui avec des bruits inaudibles « Rzzz, rzzz, rzzz, rzzz. ».

A deux pas de la ville de Roswell, à quatre heures du matin, l’ex-inspecteur Jack Smoke rencontrait des extra-terrestres! « Des Martiens!  Nom de Dieu! » Il n’y avait aucun doute là-dessus : leur petite taille, leur crâne chauve et hydrocéphale, leurs grands yeux et leur peau grisâtre n’avaient rien d’humain. L’arrivée de l’engin spatial ovale n’avait provoqué aucun soulèvement de poussière, seulement une intense lumière blanche, presque aveuglante. Une porte s’était ouverte et plusieurs des occupants sortirent, calmement, visiblement à la découverte d’un monde nouveau. « Ils » avaient vu Smoke tout de suite, sans doute capables de repérer les émanations de chaleur à distance, mais ne montrèrent à son égard aucune agressivité. Au contraire, « ils » s’approchèrent de lui avec des « Rzzz » amicaux. Paralysé par la peur, il n’avait pas eu le réflexe de sortir son revolver.

Quatre d’entre eux étaient maintenant à quelques mètres de lui, le bras doit tendu dans sa direction comme pour le saluer. « Ils » n’avaient pas de « combinaison » ni d’« uniforme », simplement leur corps nu, semblable au nôtre, hormis les dimensions plus réduites des membres. Jack Smoke eut alors l’idée d’ouvrir son sac et d’empoigner la caméra. Il mit en marche et tendit son bras à son tour, les filmant à bout portant. « Rzzz? Rzzz? Rzzz? Rzzz? » Cette machine inconnue provoqua la curiosité des extra-terrestres, qui penchèrent la tête pour mieux en comprendre l’utilité. Smoke était au bord de la syncope, ses mains tremblaient, mais il bougeait la caméra pour immortaliser le plus de choses possibles. Ce serait plus tard la seule preuve de ce qu’il avait vu. Et il VOYAIT tout cela. Il fit quelques pas sur le côté pour pouvoir prendre le vaisseau dans sa totalité. Ovale, avec des ailettes aérodynamiques sur le dessus, il ne reposait sur rien, apparemment en suspension à un mètre du sol. Smoke revint aux « visiteurs », qui le fixaient de leurs grands yeux noirs sans reflets. « Ils » n’avaient pas d’intentions belliqueuses, « ils » n’avaient même pas d’armes. Il continuait toujours de tourner, l’oeil collé au viseur.

Brusquement, le petit groupe s’affola, courant dans tous les sens avec des « Rzzz » de panique. Deux avions de chasse de l’armée américaine venaient de passer en rase-mottes au-dessus d’eux. Jack Smoke se courba machinalement pour se protéger et les Martiens se dirigèrent vers leur soucoupe volante à vive allure. Des bruits de moteur de camion se firent entendre. Smoke décida lui aussi de prendre la fuite. Complètement affolé, il se mit à courir, sa caméra à la main, laissant derrière lui les visiteurs d’un autre Monde.

« Arrêtez-vous immédiatement ou nous faisons feu! » Un projecteur, monté sur une Jeep militaire, fut braqué sur lui. Bientôt, trois autres véhicules l’encerclèrent et il entendit le cliquetis de l’armement des fusils. Il leva les mains, entouré de soleils menaçants. Au loin, les rafales de mitraillettes se mêlaient à de dramatiques « Rzzz ».

 

13

 

L’avion se posa sur la base militaire de Los Alamos à huit heures du matin. John Edgar Hoover, en tant que responsable de la sécurité intérieure des Etats-Unis, fut appelé d’urgence sur les lieux de la découverte d’un engin non identifié, non loin de Roswell. L’ATIC (Air Technical Intelligence Center), spécialisé dans la recherche des renseignements concernant les avions et engins téléguidés étrangers, avait repéré un objet volant non identifié dès son entrée dans l’atmosphère terrestre au-dessus du Nouveau-Mexique et avait prévenu le 509e groupe de bombardement. Le vaisseau était maintenant en possession de l’armée américaine. Le président Truman lui-même avait été tenu au courant de l’événement.

Mais Hoover avait d’autres préoccupations en tête. Son mystérieux interlocuteur ne l’avait pas rappelé comme prévu. Il avait envoyé un de ses hommes dans la maison de Flynn pour vérifier l’existence du faux plafond dans la chambre à coucher. Le trépied s’y trouvait encore. Quelqu’un, sur les 9 364 000 m2 que compte le territoire américain, possédait la preuve d’une opération ultra-secrète menée par le FBI, et c’était inadmissible.

A sa descente d’avion, il fut accueilli par le commandant de la base, le colonel William Blanchard, qui l’invita dans sa voiture personnelle à rejoindre le Quartier Général. En chemin, il lui montra le numéro du jour du « Roswell Daily Record » avec ce titre : « La base aérienne capture une soucoupe volante dans un ranch de la région de Roswell ». Hoover fit la grimace.

« Préparez un communiqué bidon, il faut éviter la publicité autour de « ça ». Au fait, vous savez ce que c’est ? 

-Eh bien, non... pas exactement. C’est bizarre ... Vous verrez.

-Des témoins?

-Oui, quelques fermiers qui ont vu une « lumière étrange dans le ciel » et aussi... un type qui a filmé le... la chose.

-Vraiment?

-Oui, d’ailleurs, nous allons directement dans ma salle de projection privée. Un de mes hommes est en train d’installer le film.

-Et le cameraman?

-Sous bonne garde, rassurez-vous. »

La voiture se gara près d’un bâtiment blanc. Hoover suivit le commandant de base à l’intérieur jusqu’à la salle de projection pouvant contenir trente personnes. Mais seul un petit groupe d’hommes, autorisé à recevoir des informations confidentielles, y prit place. « Lumière! » ordonna le colonel. L’écran prit soudainement vie. Pas sur l’image de représentants d’une civilisation extra-terrestre venus saluer la Terre, mais sur un lit rond, vu d’en haut, dans lequel se trouvait un homme un verre à la main. Une femme entrait, s’approchait et s’asseyait au bord du lit. Le film étant muet, on ne pouvait qu’imaginer leur discussion. Puis, cinq hommes à chapeau entraient et se jetaient sur le couple avant de l’enlever avec violence.

« Lumière! » C’était Hoover qui, cette fois, avait dit cela, avant de se lever abasourdi, vidé. Les militaires assis dans la salle étaient, eux assis, sous le choc. Mais seul le directeur du FBI pouvait comprendre ce que ce film représentait réellement. Il leva son bras vers l’écran, incapable d’articuler une syllabe. Voilà une nuit dont il se rappellerait jusqu’à sa mort.

 

14

 

Le Château-Marmont s’animait. Quelques clients sortaient de leur suite pour prendre leur petit déjeuner. Le personnel allait et venait, tandis qu’un fêtard rentrant de bombe jouait du piano dans le hall. Howard Hughes, qui évitait toujours les ascenseurs pour ne pas être en contact avec un liftier noir, apparut en bas de l’escalier, ganté et emmitouflé, à cause de sa phobie des microbes. Une horloge sonna : il était neuf heures et demie.

Dans la chambre 427, Luigi Frascatti, toujours en pyjama jaune, enfila un imperméable prêté par un agent du FBI. Les ordres de Hoover étaient clairs; il avait téléphoné pour qu’on le libère discrètement. L’Italien ne posa pas de questions, trop content de sortir d’ici et soucieux de ne pas irriter les fédéraux avec son accent. « Prêt ? » Luigi répondit d’un hochement de tête. Un des trois hommes alla s’assurer que le couloir était désert, puis l’escorte accompagna « Errol Flynn » jusqu’à l’ascenseur. Formant un rempart devant lui, pour éviter que personne ne monte et ne le reconnaisse, les policiers restèrent silencieux. Ils sortirent par derrière et montèrent rapidement dans la même Ford grise que la veille.

En quittant Sunset Street, Luigi se retourna et jeta un dernier coup d’oeil au Château-Marmont. Brusquement, il ne put s’empêcher de demander « Et Ida Lupino? ». L’agent assis à ses côtés lui jeta un regard qu’il voulut aimable. « Ne vous inquiétez pas, on la ramène chez elle. » Cinq minutes plus tard, la voiture stoppa devant la maison d’Errol Flynn. L’homme assis devant descendit et alla ouvrir la porte à Luigi. « Voilà, M. Flynn. »

La Ford repartit, le laissant devant le portail. Il ne pensait maintenant qu’à oublier tout cela, à se raser et à aller dormir. En buttant contre le courrier, tombé par terre, il regarda les pantoufles aux initiales du Château-Marmont. Au moins, il n’avait pas tout perdu. Il se baissa pour ramasser une dizaine de lettres et se dirigea vers le manoir. Poussant la lourde porte en bois restée ouverte, il traversa le hall et s’effondra sur le grand canapé du salon. Smoke avait laissé une bouteille de Vodka entamée sur la petite table. Luigi s’en empara et se permit une rasade réparatrice. Il venait de vivre une histoire de fous, qui s’était terminée de façon aussi absurde qu’elle avait commencé. Quant à Jack Smoke, il avait purement et simplement disparu.

Distraitement, il jeta un oeil sur « son » courrier. Une grande enveloppe de la Warner attira son attention et il décida de l’ouvrir. C’était un scénario. « Les aventures de Don Juan » par George Oppenheimer et Harry Kurnitz. Il posa la bouteille et se mit à le feuilleter d’un air rêveur. Allait-il être bon dans ce rôle ? Sûrement.

 

 

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